Marcela Iacub, une vie après le scandale - Le Temps (2024)

Marcela Iacub dit qu’elle n’a pas «une mauvaise foi», et l’étrangeté de l’expression séduit. Elle habite entre ciel et terre, dans un appartement si lumineux qu’il oblige, même en hiver, à porter des lunettes de soleil, et si haut qu’il est facile de se tuer en sautant dans la cage d’escalier. La nuit, c’est le navire night, un lieu qui semble fait pour dominer ou disparaître. Le jour, ce sont des codes, et tout un bric-à-brac de protection et de sérieux pour atteindre un appartement transparent, transparent comme un monde où la liberté de parole serait totale, mais où l’on aurait la possibilité de se contredire et d’être multiple. De là, on entend des voix d’enfants qui s’échappent d’une cour de récréation. Mais peut-être a-t-on rêvé? Comment des voix pourraient-elles monter aussi hauts? Parvenir aussi clairement, au quatorzième étage?

Sur le carrelage, contre les baies vitrées, quelques piles de livres. Près du canapé, une poupée 1900, vêtue d’un foulard, qui porte des bagues aux pieds. Marcela Iacub rit, raconte l’histoire de la poupée et de sa robe déchirée. Sa chienne Lola est là, et comme Marcela Iacub en parle comme de son enfant, on la perçoit comme une petite fille. Une petite fille bien lustrée, aux poils soyeux, et aux oreilles longues. Une petite fille qui aboie et fait la fête à chaque visiteur. Puis qui se calme et s’endort sur le canapé. Une petite fille qui regarde aussi. Que voient les chiens, quand ils vous fixent d’un regard langoureux? «Fais une interview de Lola, demande-lui comment elle a vécu «tout ça», cela changerait», dit un ami.

A quoi ressemble la vie de Marcela Iacub, maintenant? Maintenant que le feu du scandale s’est assoupi? Eh bien, elle travaille. Elle travaille jour et nuit. Peut-être pour distraire ses insomnies, leur faire croire qu’elle les maîtrise, mauvaises fées jalouses de son sommeil, de ses pensées et de sa fantaisie. Mais aussi, écrit-elle, pour vivre par l’esprit, «des voyages immobiles» et des aventures ferventes du raisonnement. «J’écris à toute heure. Si je n’écris pas, je meurs! Je ne commence jamais le moindre texte en sachant où il va m’amener! Je pense avec mes doigts.» Comment sauvegarder sa santé, face au brouhaha qu’elle a en partie suscité? «Pour moi, le plus dur, ça a été la mort de mon éditeur Jean-Marc Robert. Je l’aimais beaucoup. On pensait qu’il allait pouvoir avoir une rémission. A côté de cette mort, la manière dont j’ai été honnie n’est rien.»

L’encre de la vie

Elle offre le café et des biscuits suédois. «Je n’ouvre la bouche qu’en présence de mon avocat. Chaque mot est suspect.» Elle semble épuisée, mais de son épuisem*nt perle un humour et de la tenue. «Pour moi, l’écriture est une seule et même expression, qu’elle soit un essai, de la fiction, du journalisme. Si je ne pouvais pas publier, j’écrirais des notices de médicaments.» Et comment les imagine-t-elle? «Je ferais une mise en scène beaucoup plus dramatique des effets secondaires! Et plus drôle aussi.»

Cela ne date pas d’aujourd’hui, mais ça ne s’est pas arrangé. Malgré son poste au CNRS, ses étudiants en thèse, sa solitude est «la plus totale». Marcela Iacub revendique d’avoir muté en «nonne» via l’écriture. «Je travaille dix-huit heures par jour. Qui, à part Lola qui me donne des conseils, pourrait supporter de vivre auprès de quelqu’un d’aussi absente?» Elle constate: «Vivre en couple quand on travaille autant n’est pas possible pour une femme.»

Utopiste et critique

A quoi travaille-t-elle donc, pendant ses longues journées? «Je n’exclus pas d’écrire un roman de nouveau.» Mais elle prépare également entre moult projets une histoire de la prostitution de la fin du XIXesiècle à nos jours, et un commentaire juridique de L’Etranger. Le cas Meursault la passionne. «Que se passe-t-il lorsqu’on intègre une culpabilité qui n’est pas la sienne? Qu’arrive-t-il quand un innocent hurle de concert avec les loups qui l’accablent? Est-ce si certain que Meursault soit coupable?»

Comme Meursault, Marcela Iacub a organisé son isolement et une forme d’opposition au monde. «On dit souvent que j’ai un esprit paradoxal. A l’inverse, j’aime bien poser des questions très simples, auxquelles on ne pense pas, faute de pouvoir s’extraire des évidences ambiantes.» Dans une chronique récente du journal Libération, elle invente la «beaufologie» qu’elle définit ainsi: «Faire l’éloge de ce qui est afin qu’il continue à être.» Et devienne le seul modèle possible. A sa manière, Marcela Iacub est une utopiste, qui construit autant qu’elle critique. A propos du couple et de la famille, désirés par tous aujourd’hui, comme s’il n’y avait point d’autre salut: «Notre société est malade de la famille. Pourquoi la conjugalité et les enfants seraient-ils la seule forme d’organisation de la vie privée? C’est une charge beaucoup trop lourde pour les femmes. Et néfaste pour les enfants qui n’ont pas d’autres alternatives que leurs parents

L’enfance d’une mal-aimée

Qu’imagine-t-elle? «Il faudrait sortir de la famille nucléaire et encourager une forme d’éducation collective des enfants. On manque d’ouverture en ne proposant que des contrats de mariage et assimilés.» En cette période où la France vient d’accoucher du mariage pour tous, Marcela Iacub n’est pas consensuelle: «Tristes jours!»

Comme tout le monde, elle est née et, comme beaucoup, elle a grandi au sein d’une famille. C’était en Argentine, pendant la dictature, dans un milieu aisé. Sa mère, une femme d’affaires, ne peut pas la supporter, pense-t-elle, et c’est réciproque, «on se déteste toujours autant, sauf que moi, j’ai commencé par être une enfant qui se sentait coupable de n’être jamais satisfaisante. J’ai dû attendre longtemps avant d’avoir un peu confiance en moi.» On s’étonne. «Oui. Jusqu’à mes 30ans, et malgré une reconnaissance universitaire, j’étais peu assurée, timide, inhibée.» Il y a cependant une partie d’elle qui trouve grâce aux yeux de sa mère: «Ma manière d’écrire. Elle a gardé tous mes contes.» Ni sa mère ni son père ne parlent le français. C’est une bonne raison pour l’enfant de décider très tôt, non seulement d’apprendre mais d’être capable d’écrire sans peine dans cette langue. Elle est éblouie par un premier voyage à Paris, avec ses parents, quelques mois avec la première élection de Mitterrand. «On habitait dans un hôtel du XVIIe arrondissem*nt, un quartier assez éteint, et j’étais enchantée. Je me suis promise de revenir, seule.»

Effectivement, quelques années plus tard, elle obtient une bourse pour écrire une thèse en France, sur l’histoire du suicide. La langue se révèle retorse: «J’ai su que je parlais couramment le français au bout de trois ans, le jour où j’ai été capable de comprendre sans peine les jeux de mots du Canard Enchaîné et lire de la poésie.» L’étudiante, qui loge à la Cité universitaire, a un but: «entrer dans les mœurs des Français, saisir le sens de leur raffinement». En attendant, ils se scandalisent de sa franchise. «En Argentine, tout le monde a fait une psychanalyse, et au bout de cinq minutes, tout le monde la raconte. J’apparaissais excentrique, envahissante, exactement comme je vois les Argentins aujourd’hui, qui m’agacent.» Elle s’amuse: «Je me suis complètement convertie à la France. Un modèle d’intégration réussie.» Qu’aime-t-elle, chez les Français? «Leur rapport esthétique à l’existence. La moindre salade doit être belle et bonne!» La France, ce sont aussi des intellectuels. Marcela Iacub a «une passion» pour Michel Foucault, qu’elle «idéalise» un peu moins aujourd’hui, et par Yan Thomas, historien du droit romain un peu méconnu, «d’autant plus un maître qu’il ne le voulait pas».

Fugue en Suisse romande

Aucun jour férié n’existe pour elle. Mais elle s’échappe parfois en Suisse romande, où elle donne des conférences. Pourquoi ce tropisme? «En Argentine, j’ai grandi dans l’instabilité, l’excitation, la crainte d’être enlevée, le coup d’Etat permanent. La Suisse est l’antithèse du pays de mon enfance. Elle me paraît posthistorique, tellement rien ne semble s’y passer. Mon esprit tourmenté se coule dans cet environnement calme. Il prend ses aises face à un lac.» Elle ajoute: «De plus, c’est le seul pays où ma chienne est mieux accueillie que moi!»

Pourquoi s’est-elle mise dans un œil de cyclone? N’aurait-elle pas pu laisser son premier roman où elle relate ses relations avec «le roi des cochons» vivre sa vie? Qu’avait-elle à gagner de cette notoriété culminante, éphémère, et criarde? Marcela Iacub feint d’être vilipendée pour des motifs littéraires: «En France, on n’aime pas qu’on transcende les genres. Mais c’est pourtant ce que je veux faire. Des essais romanesques, et des fictions qui font réfléchir.» Et dit qu’elle a hésité, «comme à chaque fois», à poursuivre l’écriture de Belle et Bête. «Raconter une histoire d’amour était un exercice auquel je ne m’étais jamais confrontée. Parler de moi, pour la première fois, de manière sincère. Ecrire mes émotions. Jusqu’alors, j’avais pu me montrer ironique, raisonnable, drôle, fantaisiste. Mais les sentiments étaient travestis. J’utilisais l’écriture pour me protéger.» Elle dit: «C’est drôle que personne n’ait remarqué que j’ai simplement raconté une histoire d’amour. Je suis entrée dans sa narration, pour en sortir.» C’est réussi, même si le labyrinthe se révèle autre.

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Marcela Iacub

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